• Extraits de J'irai siffler sur la colline

     

    Le temps semblait venu où j'allais cesser d'être un homme simplement heureux. Comme pour me le confirmer et ainsi peut-être m'y préparer, je risquai un regard de côté. Sur le siège passager, son visage me fuyait obstinément, ses yeux rivés à la fenêtre, bien trop immobiles pour s’intéresser au paysage qui défilait. Elle ne s’était pas changée, tout juste avait-elle retiré ses guêtres que je l’avais vu jeter d’un geste impatient sur la barrière du rond de longe.

     

     

     

    Tu te souviens, copine-lectrice, de cette réplique de Jeff Goldblum dans le premier Jurassic Park après qu'une partie de l'équipe se soit fait bouffer par les lézards, et que comme justement il avait été plutôt du genre à faire sa chochotte depuis le début, lui, parce qu'il savait que ça aller bientôt puer des pieds, cette histoire ? Attends, je m'embrouille : donc il dit avec résignation « j'en ai marre d'avoir toujours raison ».

    Jeff, mon frère, mon jumeau, viens donc par ici que je te claque une bise compassionnelle, car c'est aussi l'histoire de ma vie.

     

     

    " En Haute Provence, dans le pays de Giono, l'hiver peut parfois s'alanguir sur certains matins de printemps, juste le temps pour le soleil de prendre suffisamment de hauteur et réussir enfin à le chasser, le repoussant chaque jour, un peu plus loin dans ses retranchements, jusqu'à ce qu'un beau matin, battu, rompu et las, il se résigne à rester tapi très haut, bien plus haut dans les montagnes.

     

    En ce dimanche matin d'Avril, il n'avait pas encore absolument capitulé, même si d'évidents signes de faiblesses, dans l'odeur du petit matin, chez le pépiement de toute une faune ailée, sur la rosée irisant les bourgeons et les boutons de fleurs, annonçaient que le jour de la retraite était déjà sonné. "

     

     

    Je les regarde, tous, assis devant moi, si mal à l'aise dans ces fauteuils en apparence confortables, mais dont les ressorts font des blessures cruelles dans le dos de chacun. Ils se tortillent, cherchent une position moins douloureuse, mais ils restent assis, campés dans leur siège de torture. Et moi, je voudrais juste retrouver une place, ma place, pour pouvoir me reposer un peu.

    Je vais chercher une chaise, même un vieux truc en bois dur, sans accoudoir, sans rembourrage, sans appui-tête. Juste ma chaise pour pouvoir faire une halte et me reposer avant de continuer ma vie.

    Car je ne peux pas me reposer debout.

     

    C'était une erreur, j'aurais dû le savoir : on ne donne pas d'ordres à Éléonore, on ne la contraint pas, on n'exige rien d'elle qu'elle ne veuille offrir. Et surtout, on ne l'emprisonne pas, ni dans sa tête, ni dans son corps. Mes paroles, ainsi que ma stature qui condamnait le passage se révélèrent plus que ce que visiblement elle était capable de supporter ce jour-là. La panique fit place à la furie : c'était un animal sauvage en cage concentré de tout son être sur l'idée de fuir qui s'élança vers moi. Elle me percuta, planta son coude dans mes côtes et me poussa sur le côté en sifflant :

     - Dégage !

     

    Aujourd'hui, il y avait bien longtemps que le vieux monsieur ne montait plus le vieux cheval, mais dans le box au fond du jardin, le petit Camargue recevait toujours un foin et des granulés abondants, il pouvait se coucher sur une paille propre, avec l'oie qui lui tenait compagnie, et les jours où il ne faisait ni trop chaud, ni trop frais, les jours où le mistral décidait de se reposer après avoir soufflé au loin les nuages et leur pluie, ces jours-là, si l'arthrite ne faisait pas barrage, si l'humeur voulait bien faire un petit effort pour convoquer l'énergie, alors, ces jours-là, le vieux monsieur passait un licol au vieux cheval, y attachait une longe, et tous les deux clopinaient à leur rythme, le long des drailles où l'un trouvait un peu d'herbe à brouter et l'autre des vieux rêves à ressasser. Mais les vieux chevaux vieillissent plus vite que les vieux messieurs, parfois, et finalement cela vaut peut-être mieux, car que serait devenu le vieux cheval sans le vieux monsieur ?

    Et je bondirais dans le groupe, attraperais un bébé par la peau du cou, dans ma gueule, et je fondrais dans la forêt d'un long et souple galop puis je disparaîtrais dans le gouffre de la nuit avec mon bébé volé que j'allaiterais du sang de ma blessure encore fraîche.