• Extraits de Sud Sud-Est

    Only one is a wanderer.

     

    Two together are always going somewhere

     

    Hitchcock, « Vertigo »

    Seul, on erre sans but.

     

    Quand on est deux, on va toujours quelque part.

    .....

    - Ah ! Ma chère ! Vous êtes là ! Ce chat est assommant ! Chaque fois que je viens consulter ici et que je dois monter aux lieux d'aisance, il se trouve sur mon chemin dans les escaliers et me fait tomber.

     

    J'écarquillai les yeux.

     

    - C'est déjà la troisième fois cette semaine et on n'est que lundi !

     

    Je reculai.

     

    - Si vous avez plus d'influence que moi sur ce cher Docteur, vous voudrez bien lui demander de le faire piquer ?

     

    Je me rassis. Sans la quitter des yeux. Fascinée.

    .....

    Alors, la vieille dame au chapeau à voilette se leva, et, perchée sur ses trop hauts talons, trottina gaiement à la suite du grand gaillard en cuir noir.

    .....

    Et soudain, la vérité m’inonda et je titubai, mes jambes refusant d'assumer le poids de l'évidence. Il saisit que j'avais compris et sa colère sembla s'évaporer, laissant place à une immense fatigue que le ton de sa voix ne chercha pas à dissimuler.

     

    - Ah ! Quand même …

     

    .....

    Il la regarda. Il se demanda comment il allait réussir à supporter ces propos toujours plus décousus auxquels il ne comprenait rien la plupart du temps. Il ne fut pas difficile de la convaincre qu'Elizabeth avait manqué leur rendez-vous et qu'il fallait la rejoindre ailleurs.

     

    Au Sud.

     

    Toujours plus au Sud.

     

    Jusqu'à la rencontre finale.

    .....

    J'en avais fini de chercher : on ne trouve pas toujours et on se fatigue.

     

    J'en avais fini d'espérer : on ne fait que tomber chaque jour d'un peu plus haut.

     

    J'en avais fini d'essayer de prendre de la distance : on n'oublie jamais.

     

    .....

    Un hennissement strident lui fit écho, la tête du percheron se releva et comme dans un éclair, la lourde masse se mit en branle : j'eus tout juste le temps d'agripper quelques mèches de la longue crinière. L'animal bondit hors du box en projetant le docteur Mancini sur le sol et dans un galop lourd mais effroyablement rapide fonça le long de l'allée centrale vers la porte du bâtiment.

     

    En quelques secondes, la lumière de ce glorieux matin nous engloutit.

     

    ....

    Je suis en vie, mais ça ne veut pas dire que je n'ai pas crevé, Docteur Mancini.

    ....

    - Je regrette de ne pas avoir su soigner Isidore, de ne pas avoir réussi à le sauver de lui-même. J'ai fait remettre en liberté un homme dangereux. J'ai été présomptueux. Comme d'habitude. Pétri d'orgueil. C'était tellement satisfaisant de se dire que le grand Philippe Mancini, une fois de plus était parvenu à curer l'incurable. Une incurie, oui ! En espérant que cela ne devienne pas une curie !

     

    Je tentai de détendre l'atmosphère :

     

    - Docteur, pour un Jungien, vous sombrez dans le lacanisme, là !

    .....

    Il sortit de la broussaille lentement, sûr de lui et de son bon droit. Il était chez lui après tout. Énorme, monstrueux, il avançait tranquillement en direction du dolmen, sa tête colossale se balançait de droite et de gauche. J'étouffai un cri dans la main de Mancini, mais il m'entendit. Il braqua ses petits yeux noirs sur moi. Il paraissait plus surpris qu'en colère. Je tentai de reculer, mais je ne fis que tomber sur les fesses. Il grogna, vaguement inquiet. Et il prit un petit trot. D'un mouvement souple, il sauta sur le chemin et disparut dans la garrigue au dessus.

     

     

     

     

    ....

    Je ne me souviens plus d'un jour, depuis que je me souviens de mes jours, où je ne me sois réveillée ou endormie à côté de ma propre mort, comme si la mort se dispersait en milliardièmes d'elle-même pour devenir l'ange noir de chacun d'entre nous. Les matins sont tous empreints d'une stupeur chaque jour renouvelée. Comment ? J'existe ? Je suis encore là ? Mais que fais-je donc là ? J'ai gagné, une fois encore ? Mais pour combien de temps ? Les soirs sont parfois plus compliqués. J'ai appris au fil des années à éloigner de moi les tentacules de la camarde qui essaient de s'infiltrer dans ma pensée, dès que le noir se fait. Car si je la laisse agir, et longtemps j'ai joué à ce jeu macabre pour voir jusqu'où je pouvais aller, jusqu'où je pouvais supporter la conscience aiguë de mon néant, de ma non existence, si je la laisse agir donc, plus rien en moi ne survit que ce hurlement de refus : un « non » ululé à l'infini à travers les larmes de rage et d'impuissance.

     

    .....

    La lune éclairait la plaine d'une lueur vaguement inquiétante, projetant l'ombre des rochers sur l'herbe que le vent, calmé pour la nuit, laissait enfin tranquille. Les jonquilles sauvages, recroquevillées sur elles-mêmes dans leur sommeil de fleurs, envoyaient vers le ciel des traits argentés. Il vérifia que la vieille dormait toujours et sortit de la voiture. Il se rapprocha de la maison en passant devant Lou Vièch.

    ....

    Je reviendrai.

     

    Un jour je reviendrai ici, m'asseoir contre un rocher, oublier le fini en contemplant l'infini.

     

    ...

    J'embrassai son cou, juste au dessous de son oreille.

     

    Et je lui murmurai ce que je n'avais jamais pu dire à aucun homme.